mercredi 24 mars 2010

Le printemps de Pan (suite)




Souvenez-vous, le satyre est mené par l'oreille sur l'Olympe. Voici la suite du poème...

I

le bleu


Quand le satyre fut sur la cime vermeille,
Quand il vit l'escalier céleste commençant,
On eût dit qu'il tremblait, tant c'était ravissant !
Et que, rictus ouvert au vent, tête éblouie
À la fois par les yeux, l'odorat et l'ouïe,
Faune ayant de la terre encore à ses sabots,
Il frissonnait devant les cieux sereins et beaux ; [ 78 ]
Quoique à peine fût-il au seuil de la caverne
De rayons et d'éclairs que Jupiter gouverne,
Il contemplait l'azur, des pléiades voisin ;
Béant, il regardait passer, comme un essaim
De molles nudités sans fin continuées,
Toutes ces déités que nous nommons nuées.
C'était l'heure où sortaient les chevaux du soleil.
Le ciel, tout frémissant du glorieux réveil,
Ouvrait les deux battants de sa porte sonore ;
Blancs, ils apparaissaient formidables d'aurore ;
Derrière eux, comme un orbe effrayant, couvert d'yeux,
Éclatait la rondeur du grand char radieux ;
On distinguait le bras du dieu qui les dirige ;
Aquilon achevait d'atteler le quadrige ;
Les quatre ardents chevaux dressaient leur poitrail d'or ;
Faisant leurs premiers pas, ils se cabraient encor
Entre la zone obscure et la zone enflammée ;
De leurs crins, d'où semblait sortir une fumée
De perles, de saphyrs, d'onyx, de diamants,
Dispersée et fuyante au fond des éléments,
Les trois premiers, l'œil fier, la narine embrasée,
Secouaient dans le jour des gouttes de rosée ;
Le dernier secouait des astres dans la nuit.




Le ciel, le jour qui monte et qui s'épanouit,
La terre qui s'efface et l'ombre qui se dore, [ 79 ]
Ces hauteurs, ces splendeurs, ces chevaux de l'aurore
Dont le hennissement provoque l'infini,
Tout cet ensemble auguste, heureux, calme, béni,
Puissant, pur, rayonnait ; un coin était farouche ;
Là brillaient, près de l'antre où Gorgone se couche,
Les armes de chacun des grands dieux que l'autan
Gardait sévère, assis sur des os de titan ;
Là reposait la Force avec la Violence ;
On voyait, chauds encor, fumer les fers de lance ;
On voyait des lambeaux de chair aux coutelas
De Bellone, de Mars, d'Hécate et de Pallas,
Des cheveux au trident et du sang à la foudre.




Si le grain pouvait voir la meule prête à moudre,
Si la ronce du bouc apercevait la dent,
Ils auraient l'air pensif du sylvain, regardant
Les armures des dieux dans le bleu vestiaire ;
Il entra dans le ciel ; car le grand bestiaire
Tenait sa large oreille et ne le lâchait pas ;
Le bon faune crevait l'azur à chaque pas ;
Il boitait, tout gêné de sa fange première ;
Son pied fourchu faisait des trous dans la lumière,
La monstruosité brutale du sylvain
Étant lourde et hideuse au nuage divin.
Il avançait, ayant devant lui le grand voile
Sous lequel le matin glisse sa fraîche étoile ; [ 80 ]
Soudain il se courba sous un flot de clarté,
Et, le rideau s'étant tout à coup écarté,
Dans leur immense joie il vit les dieux terribles.




Ces êtres surprenants et forts, ces invisibles,
Ces inconnus profonds de l'abîme, étaient là.
Sur douze trônes d'or que Vulcain cisela,
À la table où jamais on ne se rassasie,
Ils buvaient le nectar et mangeaient l'ambroisie.
Vénus était devant et Jupiter au fond.
Cypris, sur la blancheur d'une écume qui fond,
Reposait mollement, nue et surnaturelle,
Ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle,
Et, par moments, avec l'encens, les cœurs, les vœux,
Toute la mer semblait flotter dans ses cheveux.
Jupiter aux trois yeux songeait, un pied sur l'aigle ;
Son sceptre était un arbre ayant pour fleur la règle ;
On voyait dans ses yeux le monde commencé ;
Et dans l'un le présent, dans l'autre le passé ;
Dans le troisième errait l'avenir comme un songe ;
Il ressemblait au gouffre où le soleil se plonge ;
Des femmes, Danaé, Latone, Sémélé,
Flottaient dans son regard ; sous son sourcil voilé,
Sa volonté parlait à sa toute-puissance ;
La nécessité morne était sa réticence ;
Il assignait les sorts ; et ses réflexions
Étaient gloire aux Cadmus et roue aux Ixions ; [ 81 ]
Sa rêverie, où l'ombre affreuse venait faire
Des taches de noirceur sur un fond de lumière,
Était comme la peau du léopard tigré ;
Selon qu'ils s'écartaient ou s'approchaient, au gré
De ses décisions clémentes ou funèbres,
Son pouce et son index faisaient dans les ténèbres
S'ouvrir ou se fermer les ciseaux d'Atropos ;
La radieuse paix naissait de son repos,
Et la guerre sortait du pli de sa narine ;
Il méditait, avec Thémis dans sa poitrine,
Calme, et si patient que les sœurs d'Arachné,
Entre le froid conseil de Minerve émané,
Et l'ordre redoutable attendu par Mercure,
Filaient leur toile au fond de sa pensée obscure.




Derrière Jupiter rayonnait Cupidon,

L'enfant cruel, sans pleurs, sans remords, sans pardon,
Qui, le jour qu'il naquit, riait, se sentant d'âge
À commencer, du haut des cieux, son brigandage.



L'univers apaisé, content, mélodieux,
Faisait une musique autour des vastes dieux ;
Partout où le regard tombait, c'était splendide ;
Toute l'immensité n'avait pas une ride ;
[ 82 ]
Le ciel réverbérait autour d'eux leur beauté ;
Le monde les louait pour l'avoir bien dompté ;
La bête aimait leurs arcs, l'homme adorait leurs piques ;
Ils savouraient, ainsi que des fruits magnifiques,
Leurs attentats bénis, heureux, inexpiés ;
Les haines devenaient des lyres sous leurs pieds,
Et même la clameur du triste lac Stymphale,
Partie horrible et rauque, arrivait triomphale.

Au-dessus de l'Olympe éclatant, au delà
Du nouveau ciel qui naît et du vieux qui croula,
Plus loin que les chaos, prodigieux décombres,
Tournait la roue énorme aux douze cages sombres,
Le Zodiaque, ayant autour de ses essieux
Douze spectres tordant leur chaîne dans les cieux ;
Ouverture du puits de l'infini sans borne ;
Cercle horrible où le chien fuit près du capricorne ;
Orbe inouï, mêlant dans l'azur nébuleux
Aux lions constellés les sagittaires bleus.



Jadis, longtemps avant que la lyre thébaine
Ajoutât des clous d'or à sa conque d'ébène,
Ces êtres merveilleux que le Destin conduit,
Étaient tout noirs, ayant pour mère l'âpre Nuit ; [ 83 ]
Lorsque le Jour parut, il leur livra bataille ;
Lutte affreuse ! il vainquit ; l'Ombre encore en tressaille ;
De sorte que, percés des flèches d'Apollon,
Tous ces monstres, partout, de la tête au talon,
En souvenir du sombre et lumineux désastre,
Ont maintenant la plaie incurable d'un astre.

Hercule, de ce poing qui peut fendre l'Ossa,
Lâchant subitement le captif, le poussa
Sur le grand pavé bleu de la céleste zone.
« Va, » dit-il. Et l'on vit apparaître le faune,
Hérissé, noir, hideux, et cependant serein,
Pareil au bouc velu qu'à Smyrne le marin,
En souvenir des prés, peint sur les blanches voiles ;
L'éclat de rire fou monta jusqu'aux étoiles,
Si joyeux, qu'un géant enchaîné sous le mont
Leva la tête et dit : « Quel crime font-ils donc ? »
Jupiter, le premier, rit ; l'orageux Neptune
Se dérida, changeant la mer et la fortune ;
Une Heure qui passait avec son sablier
S'arrêta, laissant l'homme et la terre oublier ;
La gaîté fut, devant ces narines camuses,
Si forte, qu'elle osa même aller jusqu'aux Muses ;
Vénus tourna son front, dont l'aube se voila,
Et dit : « Qu'est-ce que c'est que cette bête-là ? »
Et Diane chercha sur son dos une flèche ;
[ 84 ]
L'urne du Potamos étonné resta sèche ;
La colombe ferma ses doux yeux, et le paon
De sa roue arrogante insulta l'aegipan ;
Les déesses riaient toutes comme des femmes ;
Le faune, haletant parmi ces grandes dames,
Cornu, boiteux, difforme, alla droit à Vénus ;
L'homme-chèvre ébloui regarda ces pieds nus ;
Alors on se pâma ; Mars embrassa Minerve,
Mercure prit la taille à Bellone avec verve,
La meute de Diane aboya sur l'Œta ;
Le tonnerre n'y put tenir, il éclata ;
Les immortels penchés parlaient aux immortelles ;
Vulcain dansait ; Pluton disait des choses telles
Que Momus en était presque déconcerté ;
Pour que la reine pût se tordre en liberté,
Hébé cachait Junon derrière son épaule ;
Et l'Hiver se tenait les côtes sur le pôle.

Ainsi les dieux riaient du pauvre paysan.



Et lui, disait tout bas à Vénus : « Viens-nous-en. » [ 85 ]
Nulle voix ne peut rendre et nulle langue écrire
Le bruit divin que fit la tempête du rire.
Hercule dit : « Voilà le drôle en question.
— Faune, dit Jupiter, le grand amphictyon,
Tu mériterais bien qu'on te changeât en marbre,
En flot, ou qu'on te mît au cachot dans un arbre ;
Pourtant je te fais grâce, ayant ri. Je te rends
À ton antre, à ton lac, à tes bois murmurants ;
Mais, pour continuer le rire qui te sauve,
Gueux, tu vas nous chanter ton chant de bête fauve.
L'Olympe écoute. Allons, chante.

Le chèvre-pieds
Dit : « Mes pauvres pipeaux sont tout estropiés ;
Hercule ne prend pas bien garde lorsqu'il entre ;
Il a marché dessus en traversant mon antre.
Or, chanter sans pipeaux, c'est fort contrariant. »

Mercure lui prêta sa flûte en souriant.

L'humble ægipan, figure à l'ombre habituée,
Alla s'asseoir rêveur derrière une nuée
[ 86 ]
Comme si, moins voisin des rois, il était mieux ;
Et se mit à chanter un chant mystérieux.
L'aigle, qui, seul, n'avait pas ri, dressa la tête.

Il chanta, calme et triste.

Alors sur le Taygète,
Sur le Mysis, au pied de l'Olympe divin,
Partout, on vit, au fond du bois et du ravin,
Les bêtes qui passaient leur tête entre les branches ;
La biche à l'œil profond se dressa sur ses hanches,
Et les loups firent signe aux tigres d'écouter ;
On vit, selon le rhythme étrange, s'agiter
Le haut des arbres, cèdre, ormeau, pins qui murmurent,
Et les sinistres fronts des grands chênes s'émurent.




Le faune énigmatique, aux Grâces odieux,
Ne semblait plus savoir qu'il était chez les dieux.