lundi 18 janvier 2010

En place publique (spoiler)

Agora

Le décor est celui de l'infini, l'immensité de l'espace qui se résume à un milliard de points lumineux sur fond noir d'encre. La lune est minuscule, la Terre, bien ronde, ne se distingue que par ses couleurs. A la surface de cette Terre, si isolée dans l'immensité, on s'approche peu à peu d'un point tout à fait microscopique, une ville. Cette ville est Alexandrie, la Grande, celle qui, à l'embouchure du Nil, tenait lieu de carrefour entre des mondes divers. La cité ne paye pas de mine. Elle qui dans le passé était parmi les plus grandes, un foyer de culture et de savoir, une métropole de la civilisation grecque, un melting-pot d'Egyptiens, de Grecs, Macédoniens, Juifs, Asiatiques, Gaulois, puis Romains, à cette heure on peine à y voir plus qu'une ville poussiéreuse, décolorée, comme lessivée par des temps difficiles. Ses bâtiments couleur sable, ses artères pavées de poussière et ses habitants, aux teints de peaux si nuancés, couverts de voiles et de sombres tuniques, tout ici nous évoque Gaza plus qu'Alexandrie la Grande, la fondation du Conquérant, l'antique capitale des Ptolémée. Ce n'est sans doute pas innocent. Car ce n'est pas seulement Alexandrie que veut nous montrer Amenabar, mais aussi Bagdad, Kaboul, Gaza...
Saviez-vous que Gaza fut probablement la dernière "citadelle" du paganisme dans l'Empire romain? Aujourd'hui des fanatismes religieux continuent de la déchirer. Peut-être une malédiction, peut-être une malédiction du dieu miséricordieux, si prompt à juger et punir? Mais n'allons pas trop vite...

Foule qui grouille n'amasse pas nouille...

Alexandrie joue le rôle de l'Agora. Ce mot, en grec archaïque, désignait l'emplacement où la communauté du peuple pouvait se regrouper, avec ses troupeaux ou pour de multiples raisons. Avec le développement de la vie en cités, l'agora devient le lieu public par excellence, la place du marché, des décisions politiques, du rassemblement. Un lieu sacré aussi, gardé par la loi des dieux. Avec la construction de l'empire romain, l'agora reste la place centrale des cités, comme à l'ouest les forums. Alexandrie, vaste extension d'agora, se présente non seulement comme une reconstitution déprimée d'un espace historique, mais aussi comme le lieu de vie et d'opinion d'hommes et de femmes. Ici, les plans aériens nous montrent des hommes confondus dans une populace uniforme, grouillante, une fourmilière agitée de spasmes et de passions virulentes. Où est l'ordre dans cela? Que peuvent les légions romaines face à une foule sans visage, dont on ne sait plus quelle identité lui attribuer? Alexandrins? Juifs? Citoyens romains (car ils le sont, depuis 212 après J-C)? ou chrétiens...? Tel ce maître de maison, Théon, qui découvre que des chrétiens vivent sous son toit, parmi ses esclaves, et qu'il n'a rien vu venir, ou ces intellectuels païens qui s'étonnent de se voir submergés en nombre? Combien sont-ils? Puis, à l'heure de la conversion, qu'est-ce que le paganisme, quand tout le monde est chrétien, que le christianisme est seule identité possible dans une cité qui n'est plus que l'ombre d'une Jérusalem universelle? Quelle place pour les Juifs et pour les païens dans ce monde...?

Nous sommes à une époque où l'empereur est chrétien et où le christianisme a acquis depuis un siècle sa liberté d'existence. Nous sommes au moment où il la supprime aux autres. Nous sommes à l'époque où le fanatisme religieux et la guerre de religion font leur apparition, main dans la main. Tandis que des intellectuels écoutent leur professeur disserter sur l'astronomie, dans l'enceinte de la grande bibliothèque d'Alexandrie, le conflit éclate. Un chrétien, Ammonius, critique, en place publique, la divinité des statues païennes. Il prétend faire miracle, devant un païen qui se défend tant bien que mal au milieu des moqueries de la foule. Ammonius marche sur le feu : travail de fakir ou foi efficace, peu importe, il marche à grands pas dans les flammes sans roussir sa tunique noire. La foule est impressionnée... la foi passe par le spectacle. Puis on invite... pardon, on oblige le païen à faire de même. Il panique, trébuche, sa toge flambe, tout le monde rit et on le laisse, on le force à se consumer malgré lui, pour bien insister sur la nullité de ses prétendus dieux. Les chrétiens brûlent un premier païen : on sait combien ils y ont pris goût.
Pour les païens, c'en est trop. Les cours sont interrompus dans la grande bibliothèque alors que des chrétiens humilient à coups de fruits pourris les statues des dieux, dehors. L'outrage mérite punition, comme Théon a puni son esclave. La crise sociale est là, en filigrane, derrière le conflit religieux. Les étudiants et les sages de la bibliothèque sortent armés pour venger le sacrilège. Le rapport de forces paraît alors inégal : les païens sont des gens de bonne naissance, instruits, fortunés, des fils de notables qui ont appris à manier les armes, et qui ont aux poings de vrais glaives romains (la spicata n'avait peut-être pas encore de marché à Alexandrie, bien qu'elle ait séduit les légions romaines... mais bon, petite erreur de reconstitution bien peu dommageable) ; la foule est voilée de bleu et noir, sans visage encore, sans arme, sans instruction...
Mais la surprise se fait jour pour les païens. Ils ont provoqué la guerre civile les premiers... Mais ils ne s'étaient pas rendus compte, à l'abri de leurs foyers et de leurs sanctuaires fermés, que le christianisme avait tant fait d'adeptes... des adeptes qui ne demandaient qu'une attaque pour riposter. Et la foule grossit. Les esclaves frappent leurs maîtres à mort. Les chrétiens, pauvres et sauveurs des pauvres, refoulent les païens, riches intellectuels qui n'ont rien vu. Ces-derniers sont contraints de s'enfermer dans la bibliothèque...

Païens aux abois.

Petit arrêt sur image :
1) la Bibliothèque. Il s'agit en réalité d'un sanctuaire, le Museum, temple des Muses, gardiennes de la connaissance et des arts. Le film y intègre un Sarapeum, temple de Sarapis (divinité syncrétique d'Alexandrie, sans doute mise en avant pour son métissage que seuls des païens peuvent admettre). Mais dans l'entourage du temple, il y a aussi la bibliothèque, un véritable trésor de livres anciens, soigneusement protégés et entretenus, et une école philosophique parmi les plus importantes du monde antique. Tout le savoir y est conservé, nourri, et c'est tout le savoir de près d'un millénaire d'histoire et d'auteurs du monde entier (c'est-à-dire de tout l'empire romain).
2) Hypatia : c'est une femme, une philosophe, une païenne. En réalité, elle aime plus la sagesse que les dieux, mais c'est surtout une femme qui séduit les hommes cultivés de son entourage par son intellect et par sa bonté d'âme. Pour elle, les hommes sont tous frères et les querelles religieuses, qui sont, il faut bien le dire, une nouveauté de l'époque, la dépassent. Elle évite le mariage et l'amour pour se perdre dans l'astronomie, les mathématiques, la découverte des grands mystères de l'univers. D'une façon autre que religieuse. Elle est une scientifique. Une philosophe, "amie de la sagesse".

Hypatia révise ses tables de multiplication.

Le fanatisme chrétien assiège le temple de la sagesse. Théodose, empereur chrétien, leur livre ce dernier bastion de la connaissance. En une nuit, on assiste au Grand naufrage de l'Antiquité, comme l'appellent les historiens. Toute la littérature que nous connaissons de l'Antiquité n'est qu'une poignée de sable comparée à ce qui existait en ce temps. Le reste a brûlé cette nuit-là, puis d'autres nuits, quand le fanatisme religieux nouvellement offert à l'homme a consumé l'ouverture d'esprit et la quête de savoir. Un seul livre compte et c'est celui que l'on offre à la vénération, obligatoire. Le film le montre admirablement bien. Le chapitre de l'incendie de la bibliothèque est particulièrement pénible. Je dois dire qu'ici toute objectivité disparaît. L'historien en moi hurlait contre l'obscurantisme assassin qui nous a privé de tant de connaissance, de tant de progrès scientifiques, de ce grand naufrage qui désole mes professeurs; le païen pleurait devant la profanation du temple des Muses, devant la mise à terre du dieu Sarapis, devant l'intolérance et le sacrilège, la monstruosité de ce mélange de haine et de joie, que seule l'ignorance d'une foule abrutie pouvait permettre, lors du pillage chaotique de la bibliothèque. L'inversion de la perspective traduit bien le renversement de la situation, la chute, et le bouleversement de l'esprit. Je me reconnaissais trop dans le personnage d'Hypatia, fuyant la bibliothèque en essayant de sauver le maximum de livres...

"Et si j'me faisais une omelette ce soir?"

Quelques années passent. La cité est désormais chrétienne. Le préfet, Oreste, ancien élève, amoureux d'Hypatia (libre interprétation du cinéaste, peut-être...) s'est officiellement fait baptisé. La politique l'exige. La bibliothèque a été convertie en église cathédrale. Cyrille, le nouvel évêque, dispose d'une milice de gros bras fanatiques vêtus de noir, les parabalani. C'est lui, le patriarche d'Alexandrie, qui tient réellement la ville. Car il tient le peuple. Et il en veut aux juifs. Un pogrom, l'un des premiers de l'histoire, pogrom antisémite, conduit à la mort des Juifs que rien ne préparait à cela, et Oreste ne peut rien pour arrêter Cyrille. On brûle encore... Ca semble tellement prémonitoire. C'est douloureusement évocateur. Et on ne peut qu'être agacé des discours dogmatiques et de l'engouement populaire à chaque parole de de Cyrille - pardon, à chaque parole de Dieu...
Cependant, Hypatia, dans l'intimité fragile de sa demeure, accouche laborieusement d'une théorie : l'ellipse. Tout dans le ciel n'est qu'ellipse autour du soleil. On sait tout ça aujourd'hui, mais voir Hypatia trouver cette solution est à la fois merveilleux et triste : que de temps perdu depuis une époque aussi éclairée! Mais le symbole est plus loin : Hypatia comprend que le soleil est au centre du monde, non l'homme, et que le cercle parfait ne commande pas l'univers, mais l'ellipse. Rien n'est parfait dans ce monde mais c'est l'ordre qui s'établit autour de ces imperfections qui est perfection...

Saint Cyrille d'Alexandrie, inventeur du concept "méchoui de juifs".

Dehors, le danger gronde, en la personne de Cyrille, en l'image de l'obscurantisme et du fanatisme. Oreste est piégé: refusant de s'agenouiller devant la Bible que brandit l'éveque, il est blessé par un attentat à la pierre. Il veut défendre Hypatia, mais pour lutter contre Cyrille il lui faut l'appui de Synesios, évêque de Cyrène. Les évêques sont définitivement les maîtres des cités. Or, voilà, il lui faut être chrétien, donc respecter à la lettre l'Ecriture, donc tomber aux pieds d'un prêtre. Si ce n'est Cyrille, c'est Synesios. Mais tout est là : point de salut hors de l'Eglise. Point de pouvoir sans la crosse. Point de force sans Dieu. Point de sagesse hors du Livre. Hypatia est condamnée car elle refuse le baptême, car femme elle transgresse les commandements religieux en vivant libre, car philosophe, elle repousse l'obscurantisme et se tourne vers le soleil. La martyr païenne meurt au pied de l'autel et de la croix, au centre de ce qui fut sa bibliothèque, sous la coupole... elle pose ses yeux une dernière fois sur l'ellipse ouverte dans le plafond, et par-delà le soleil... La vérité qu'elle seule connaît, qui meurt avec elle pour longtemps encore.

Le film est ainsi poignant, tant par l'histoire personnelle d'Hypatia que par l'immensité de ce qui se déroule sous nos yeux. Car cette histoire de l'intolérance religieuse commencée (peut-être), au IVe siècle après le Christ, est encore aujourd'hui l'un des pires cauchemars de l'humanité. L'ennemi est le fanatisme, la gangrène qui immobilise l'homme en l'empêchant d'avancer. On ne peut porter de jugement sur ce film tant il fait remonter de sentiments contradictoires. A la fois on voudrait demander réparation... Savez-vous par exemple que Benoît XVI, fin 2009, rendait hommage à saint Cyrille pour son développement du culte marial (développement, soit-dit en passant, qui doit beaucoup à la lutte contre une hérésie...) ; cette semaine, le lendemain du jour où j'ai vu Agora, j'appris que le pape s'était rendu à la synagogue du Tibre (chez les voisins, un petit pas pour eux... un grand pas pour qui?) et proclamait que l'entente entre Juifs et Catholiques allait se porter mieux. Merci, mais peut-on oublier si vite les crimes de Cyrille, Père de l'Eglise? L'ironie de l'Histoire, humour noir...

On peut aussi souhaiter "plus jamais ça". On peut souhaiter la fin de l'obscurantisme, la lutte contre le fanatisme, de toute part. Et que jamais plus les dieux ne nous arment du glaive en nous aveuglant. Pour ma part je me tourne vers le soleil, à l'ombre de ma bibliothèque...

Paru ce jeudi, le petit dernier de Polymnia Athanassiadi... Il tombe bien (clic sur le livre!)

jeudi 14 janvier 2010

L'anonyme

Elle était dans le métro, un vendredi après le travail. Elle s'était offert le loisir de quelques courses, loisir de fou s'il en est car l'heure était partout à la foule et à la bousculade. Pressée par le temps et par les circonstances, elle avait fourré ses affaires à la va-vite dans son sac, sans ménagement. Le métro bien sûr était exigu, la populace dense, compacte. L'instant propice à l'attouchement. Les hommes l'effleuraient, certains malgré eux, d'autres avec ambiguïté. Elle ramena son sac au-devant d'elle.
Puis, à l'approche de son quartier, la rame se vida progressivement. Comme toujours, la masse était écrasante, la chaleur étouffante, les bruits de ferraille crispants et l'inhumanité de la multitude la pétrifiait comme si elle n'avait pas de nom et n'était qu'un objet parmi d'autres. Lorsqu'elle sortit par la bouche de métro, ses pas guidés par une routine sans visage, le froid et la neige transformèrent l'absolue neutralité de cette dernière demi-heure en décor de théâtre, reproduisant en arrière-plan ce que les acteurs aux masques blêmes de ces instants mettaient en scène malgré eux.
Rejoignant l'intérieur de son foyer, elle put se reposer de ce vide aspirant. Au milieu de cet espace confiné mais confortable, protégé, l'anonymat n'était plus. Tout était elle dans son intérieur, tout était personnel et rassurant. C'est alors qu'elle se rendit compte que quelque chose lui manquait. En fouillant son sac pour en tirer quelques cigarettes, elle remarqua un vide qui n'aurait pas dû être. Où était son porte-feuille? L'avait-elle déjà sorti? Elle retourna chaque endroit de son appartement où elle était passée, remonta le temps en mémoire et refit en esprit chaque déplacement. L'évidence lui apparut et la rage lui monta aux joues.
Elle avait été volée.
Certainement dans le métro, il n'y avait pas d'autre explication. Certainement dans cette foule où elle se sentait si vulnérable. Dans cette mascarade quotidienne où tout devient neutre et anonyme, un individu parmi d'autre, un inconnu inconnaissable avait franchi la barrière de sa bulle, avait introduit sa main dans son sac, ce petit bout de son territoire qu'elle emporte partout et lui avait volé son porte-feuille. Le souci matériel est énorme : 10 euros, une carte bancaire, une carte de métro, une carte d'identité, le tout coûtant cher à reproduire. Le souci moral est plus grand encore : on avait volé son intimité, un souvenir contenu dans le porte-feuille, son droit au déplacement (la carte de métro), son identité même (la carte d'identité). Dans cette bousculade de l'inexistant, on l'avait privée d'un morceau matériel de sa personnalité.

Qui? Moi!? ...

Qui accuser? Qui condamner? A qui jeter le mauvais oeil pour une telle forfaiture? Le danger se ressent, certes un danger qui n'est pas mortel, mais un risque tout de même... quel visage mettre sur ce danger, quand tout est inhumain, massif et quand la foule est aussi anonyme et fatale que les vagues dans l'océan? Le dieu des voleur est-il invisible?

Ce diable malicieux et fanfaron qui traverse le temps et l'espace comme une aiguille à coudre traverse le voile du ciel, se trouve là, dans l'acte, dans la subtilité du geste prémédité ou non. Il passe comme un souffle, comme un clin d'oeil. Il est dans le clin d'oeil, dans le moment d'inattention qui le rend quasi imperceptible. On ne le voit pas venir, on ne le voit pas partir, à peine se rend-on compte de son passage. Comme le furet du bois joli, il est passé par ici, il repassera par-là... mais on ne l'attrapera pas. Tout petit enfant, il pouvait voler le troupeau du Soleil sans laisser de trace. Ce démon vole dans tous les sens du terme, il est vif, agile et rapide comme un battement de cils. Il a accès à bien des mondes et peut lever tous les tissus de la réalité. Car il est le maître de l'illusion, de la tromperie et du mensonge, il transforme et métamorphose à volonté. Il triomphe de toute vigilance, le Tueur d'Argos. Il larcine sans poursuite. Il n'y a pas de bien ou de mal. Il n'y a que le champ des possibles. Et pour lui, tout ou presque est possible.

Donnons lui l'anonymat, il y sera agile comme un poisson est agile dans l'eau. Il se joue de la réalité, donnons-lui une réalité qui soit uniforme, d'une seule pièce, il n'en sera que plus aisé pour lui de l'inverser. Le vol brise les limites, dépasse les règlements, démonte les territoires. C'est ce qu'il aime : franchir les frontières, ployer les barrières. Voler c'est mépriser les limites de chacun. Ces limites sont essentielles, car chaque homme ou femme se crée plus ou moins consciemment ses propres limites, et la propriété n'est rien d'autre que cela : une démarcation. La maison, le sac, le mien qui n'est pas le tiens, c'est moi. Le Je qui s'exprime au possessif, c'est une définition de soi. Une définition qui fixe des termes. Et Termes est son nom étrusque. Car il sait les garder comme les dépasser. Il peut protéger les limites, mais il peut tout aussi bien les dépasser.

Equilibriste, entre ombre et lumière,
entre haut et bas, entre gauche et droite...
Etre les bornes pour mieux les dépasser!

Prenez donc garde, braves gens! Le voleur est habile, quand vos défenses il annihile. Il peut prendre votre argent, vos vêtements et sous-vêtements ; il peut aller jusqu'à prendre votre nom, usurper votre identité, la mettre à nu comme on met à nu le visage d'un homme masqué. Et vous, saurez-vous dire quelle est son identité?

vendredi 8 janvier 2010

Foyer, mon doux foyer!

Aujourd'hui, je vais vous parler d'une grande dame. Vous la connaissez peut-être, bien qu'elle soit très timide. Pourtant, elle mérite qu'on parle d'elle, puisqu'après tout, elle fut longtemps une des plus grandes stars du panthéon.

***
Son petit nom, dans la terre des Hellènes, est Hestia. Elle est la fille de Cronos et de Rhéa, donc la grande-soeur de Zeus (lui, vous le connaissez, j'en suis sûr). En réalité, elle est l'aînée de la fratrie, c'est elle qui a eu le privilège d'être engloutie la première par son père, quand celui-ci avait trouvé futé de dévorer tous ses mômes pour être sûr de pas les avoir dans les pattes (c'est qu'un bébé-dieu, quand ça chouine, ça masque le bruit de la télé et même de toutes les télés du quartier). Ainsi, Hestia n'a pas eu une enfance comme les autres. Elle n'a pas connu les couches, n'a pas connu les petits pots, ni les boutons de la puberté. Un jour, elle s'est éveillée, revenue à la lumière dans un vomissement qui devait ressembler à l'explosion d'une géante-naine, consécutif à l'absorption d'une potion pas nette que Zeus, le petit dernier sauvé par maman et retourné contre papa, avait glissé dans l'hydromel du matin. Ca perturbe un peu, mais guère plus qu'une naissance avec claque aux fesses et bain forcé. Cet instant a certainement été magique pour Hestia : imaginez... elle naît (douleurs, sang, claque aux fesses, cordon coupé et bain forcé) puis hop! in the mouse of dady! S'en suit un black out complet de près de deux décennies ('fin, le temps ne se compte pas vraiment chez les dieux, mais faisons comme si). Puis, nouvelle ex-corporation, pratiquement semblable, sauf que là elle a déjà un corps adulte. Imaginez... la jeune déesse, nue comme un papillon dans sa chrysalide, blottie en position foetale dans la marre rouge-noirâtre d'hydromel et d'ambroisie moitié digérés, tremblotant de froid. Puis, la voix qui parle, toute douce... Rhéa, sa mère, qui s'empresse de retrouver l'enfant dont Cronos l'avait privée, qui lui passe un peignoir en pleurant à chaudes larmes et la couvre de baisers...

Voilà pour la naissance de la dame. Elle explique sans doute le traumatisme qui la poursuit, bien qu'on n'en parle jamais. Hestia vit sa fratrie la rejoindre dans des conditions semblables (Hadès, Héra, Déméter, Poseidon + une pierre). Leur mère et Zeus (qui lui avait eu une enfance et une adolescence et pouvait servir de grand-frère, maintenant) s'occupèrent d'eux, pendant que leur père, cet ogre terre-à-terre, rassemblait son armée et tentait de s'opposer à la rébellion qui secouait tout le multivers. Hestia rattrapa le temps perdu au cours de ce long conflit. Sa nature distraite et réservée la faisait rester longtemps à l'arrière, tantôt sous la tente, tantôt à l'abri de la forteresse, où elle apprit à soulager les épuisés, les affamés, tous ceux que les intempéries avaient frigorifiés (Zeus en guerre, ça refroidit). Elle utilisa alors un don bien à elle, qu'elle découvrit certainement à cette occasion : la cuisson. Je devrais plutôt dire la température, la chaleur, celle qui sèche le chat mouillé au coeur de l'hiver, celle qui cuit la soupe pour l'affamé, qui réconforte le désespéré. Elle inventa alors un concept, qui allait avoir du succès : le foyer.

Mais que tient-elle dans sa main? de la violette, fleur des vestales?

Après la guerre, les dieux menés par Zeus s'installèrent sur le mont Olympe, comme chacun sait. Les cyclopes leurs construisirent un palais comme on a plus su en faire depuis et qui doit tenir à la fois de la maison et de la ville, toutes proportions étant annulées dans le plan surnaturel. Là, Hestia trouva un moyen de lancer son concept plein gaz, si j'puis dire, et se fit la gardienne du foyer des Olympiens. Elle cuisine, elle réchauffe, elle réconforte. Les dieux en avaient bien besoin et ils s'en firent une joie. Même que Poséidon, le grand gars baraqué, qu'avait pas encore les cheveux bleus à cette époque-là, se dit qu'il l'épouserait bien la dame du foyer, au cas où il hériterait des mers et serait contraint de vivre éternellement trempé et loin du soleil. Mais Hestia n'avait pas grand intérêt pour la chose, elle était tellement mieux auprès du feu, loin de tout, à l'abri... La pauvre, elle a mal vécu de pas avoir d'enfance et d'être gerbée par son père. C'est une dame gentille, douce par nature, elle a suffisamment souffert...

Feu de l'hôtel et de l'autel...

Zeus l'avait bien compris et il lui garantit que sa virginité serait préservée. Il créa pour elle le poste de déesse du foyer, de tous les foyers et décréta qu'elle pourrait être présente partout chez les hommes, où elle serait la première à être honorée de leurs prières et sacrifices. Car elle est la première née et que sans elle, sans le feu du foyer, la communauté, la famille, la vie n'auraient pas de sens. Poséidon, lui, on le sait, finit dieu de la mer... où le feu n'aurait jamais pu être à l'aise. Hestia vit donc sur l'Olympe, où elle cuit le dîner, où elle chante avec les Heures et les Muses, où elle entretient la chaleur et l'âme du foyer. Chez les hommes, elle prend la forme d'un échange d'électrons en cours de triangulation entre combustibles, comburants et dioxygène. Elle siège dans la cheminée et reste l'âme de la maisonnée. Les peuples pélagiques (Grecs par exemple), lui vouèrent un culte, lui donnant toujours la première part des plats qu'elle cuisait pour eux, dans chaque maison mais aussi chaque cité. Jamais on ne partait s'installer ailleurs et fonder un nouveau foyer ou une nouvelle cité sans l'emporter avec soi.

Hummm! Donne-moi un chocolat chaud et adopte-moi!

Depuis, Hestia a peu fait parler d'elle. Déesse timide, elle a cédé sa place au conseil des douze dieux à Dionysos, car elle préférait rester auprès de son feu, loin de tout souci et de toute misère. Elle refusa la main d'Apollon une fois, mais les people ne parlèrent pas d'elle en dehors de ça. Puis vint un jour où la fée électricité la détrôna dans le coeur des hommes, la reléguant au stade de luxe suprême (la cheminée!!) pour découper les parts de son patrimoine entre le four, le micro-onde, le radiateur et la téloche. C'était comme si on la dévorait une deuxième fois. Hestia se retira donc, aussi discrètement qu'elle avait vécu.

Quand Hestia se lance dans le transport.

Mais peut-être flamboie-t-elle encore dans le coeur de certains hommes, près d'ici, qui ont une âme et qui savent, eux, que l'âme du foyer s'emporte toujours avec soi, que la famille, ou les amis, toute communauté d'homme, a une âme. Et Hestia est toujours prête à réchauffer le coeur de ceux qui lui tendent une main humide de larmes, que partout où il va, l'homme emporte une part du feu sacré qui brûle dans l'âtre de sa cheminée.

Ai piqué ça sur un site internet :
il paraît qu'elle représente Diane et non Hestia,
mais j'la trouve toute mimi, donc, ben... c'est comme ça.

jeudi 7 janvier 2010

Pouvoirs, Eglise, société

"Pouvoirs, Eglise et société dans les royaumes de France, Bourgogne et Germanie de 888 aux environs de 1110", telle est la question au programme de l'agrégation d'histoire depuis 2008. Parmi d'autres, bien sûr, celle-ci ne s'inscrivant que dans l'étude de la période médiévale.

Mon esprit fumeux et fatigué se penchant largement sur cette question (enfin, quand je dis largement, je me comprends), il m'en est venu une autre : "Pouvoirs, Eglise et société en France au XXIe s." mais plus précisément, car c'est mon dada, du point de vue païen.

Ma qu'est-ce que le païen voit-il, dit-il ou fait-il vis à vis de ces trois concepts énergumènes? Quid du païen dans la société? Quid du païen face au pouvoir et face aux religions instituées?

La question me vient suite à la lecture d'un article racontant les difficultés de la religion grecque polythéiste confrontée aujourd'hui à une République et une Eglise orthodoxe qui font corps contre elle, alors même qu'elle se fraye un chemin dans la société. Qu'en est-il encore en France?

Pour être honnête, pas grand chose. Aux yeux de la société, le païen est encore un personnage marginal, inconnu du grand public, sans réel moyen d'expression, sans aucun moyen d'action. De toute façon, toute proposition païenne qui ne ferait qu'émerger d'une réflexion pseudo-commune serait court-circuitée de l'intérieur, tant le monde païen est éclaté, divers, et peu équilibré. Sinon peut-être du point de vue écologique, plus en ce qui concerne la sacralité de la nature, que les païens pourraient le plus défendre et seraient le plus en droit de le faire. Mais tout le monde ou presque se fout de leurs principes théologiques et de leurs divinités. Pardon, je devrais dire de "nos" principes et "des" divinités. Et c'est aussi bien, la société et le pouvoir étant fondamentalement laïcs. Encore que...

Préjugé : "je suis pas sataniste, je suis une chauve-souris"

Il n'y a peut-être que dans l'Art, entendez par là l'image, la littérature, la musique, etc, que les païens peuvent s'exprimer. C'est une culture, avant tout et après tout. Le religieux est à garder, à mon avis, à la discrétion de chacun. Mais peut-être pourrait-on croire et envisager une mise en relation avec l'Eglise? Eh! Qu'ai-je pas dit là?! Ces mécréants, ces obscurantistes dogmatiques, ces destructeurs de temples et ramoneurs de la sorcellerie, ces fanatiques du clou et ces encombrés du bouquin? Converser théologie avec nous! Fou que je suis. Mais pourquoi pas? Les membres de l'Eglise catholique, ou même des protestants, sont en général de fins connaisseurs de la théologie. Ce qu'ils n'ont pas éradiqué de païen, ils l'ont pris et il y a matière à comparer entre certains rites et croyances abrahamiques et le grand tout païen religieux. Ce serait leur tendre une main les premiers, avant que tous les préjugés n'aient envahi la connaissance (l'inconscience plutôt) que les gens ont de nous. Ce serait peut-être s'entendre avec les ennemis d'hier plutôt que remettre au goût du jour la bataille de la Rivière froide. Ce serait, dans le pire des cas, raffermir nos points de vue.

Druide, moine ou Benoît XVI en pyjama?

Quant à l'Etat, au pouvoir... S'il prenait acte de ses discours, protégeait la nature et défendait la liberté des cultes, il n'y aurait pas de problème. Mais la culture païenne est sans doute loin de pouvoir toucher le coeur des politiciens, sauf peut-être ceux qui recherchent l'identitarisme et le replis sur leurs prétendues racines nationales (ah! ça, y en a des païens qui sauraient leur parler, mais ceux-là sont les plus dangereux, faut-il le prouver?). Avant qu'un politicien prenne conscience de l'absolue nécessité qu'il y a à changer la société humaine pour la raccorder au naturel qui la nourrit, et autorise la vente de tisanes, il y a un bout de chemin, qu'il n'est d'ailleurs pas nécessaire d'accomplir en païen. Le paganisme a beaucoup à apporter à la société, mais il n'est pas prêt pour le pouvoir, et peut-être ne le sera-t-il jamais, aussi, je propose qu'on laisse l'Art s'exprimer et non l'Autorité.

Tout ça pour dire que le paganisme ne peut et ne doit pas être un enjeu de pouvoir, ni une sorte d'Eglise (comme l'aurait voulu l'empereur Julien en son temps), mais bien une société dans la société, qui pourrait aider à la régénérer. Culture dotée d'une forte spiritualité, voire même d'une sensibilité, capable de réunir l'humain et le divin-nature, le paganisme est à développer, mais alors... comment? Le problème, et il est majeur, c'est le prosélytisme. J'ai entendu dire de l'hindouisme (qui est en quelque sorte un paganisme, même si les hindous n'ont aucune relation avec les païens occidentaux que nous sommes) tolérait naturellement toutes les formes de religion, même monothéistes, mais qu'en contre-partie il ne supportait aucun prosélytisme de la part d'autrui. Or, n'est-ce pas une des revendications du paganisme contemporain, laisser à chacun la liberté de se forger un avis, une opinion et ne jamais, par Zeus, chercher à convertir qui que ce soit, au risque de recommencer le drame de la prétention universelle chrétienne? Transformer la société oui, la convertir non, et j'ai pour ma part une opinion bien arrêtée là. Il est à mon avis nécessaire, plus que jamais, de bien dissocier les aspects religieux de tout le reste. Alors que pourtant, tout est lié. Mais chut....