jeudi 14 janvier 2010

L'anonyme

Elle était dans le métro, un vendredi après le travail. Elle s'était offert le loisir de quelques courses, loisir de fou s'il en est car l'heure était partout à la foule et à la bousculade. Pressée par le temps et par les circonstances, elle avait fourré ses affaires à la va-vite dans son sac, sans ménagement. Le métro bien sûr était exigu, la populace dense, compacte. L'instant propice à l'attouchement. Les hommes l'effleuraient, certains malgré eux, d'autres avec ambiguïté. Elle ramena son sac au-devant d'elle.
Puis, à l'approche de son quartier, la rame se vida progressivement. Comme toujours, la masse était écrasante, la chaleur étouffante, les bruits de ferraille crispants et l'inhumanité de la multitude la pétrifiait comme si elle n'avait pas de nom et n'était qu'un objet parmi d'autres. Lorsqu'elle sortit par la bouche de métro, ses pas guidés par une routine sans visage, le froid et la neige transformèrent l'absolue neutralité de cette dernière demi-heure en décor de théâtre, reproduisant en arrière-plan ce que les acteurs aux masques blêmes de ces instants mettaient en scène malgré eux.
Rejoignant l'intérieur de son foyer, elle put se reposer de ce vide aspirant. Au milieu de cet espace confiné mais confortable, protégé, l'anonymat n'était plus. Tout était elle dans son intérieur, tout était personnel et rassurant. C'est alors qu'elle se rendit compte que quelque chose lui manquait. En fouillant son sac pour en tirer quelques cigarettes, elle remarqua un vide qui n'aurait pas dû être. Où était son porte-feuille? L'avait-elle déjà sorti? Elle retourna chaque endroit de son appartement où elle était passée, remonta le temps en mémoire et refit en esprit chaque déplacement. L'évidence lui apparut et la rage lui monta aux joues.
Elle avait été volée.
Certainement dans le métro, il n'y avait pas d'autre explication. Certainement dans cette foule où elle se sentait si vulnérable. Dans cette mascarade quotidienne où tout devient neutre et anonyme, un individu parmi d'autre, un inconnu inconnaissable avait franchi la barrière de sa bulle, avait introduit sa main dans son sac, ce petit bout de son territoire qu'elle emporte partout et lui avait volé son porte-feuille. Le souci matériel est énorme : 10 euros, une carte bancaire, une carte de métro, une carte d'identité, le tout coûtant cher à reproduire. Le souci moral est plus grand encore : on avait volé son intimité, un souvenir contenu dans le porte-feuille, son droit au déplacement (la carte de métro), son identité même (la carte d'identité). Dans cette bousculade de l'inexistant, on l'avait privée d'un morceau matériel de sa personnalité.

Qui? Moi!? ...

Qui accuser? Qui condamner? A qui jeter le mauvais oeil pour une telle forfaiture? Le danger se ressent, certes un danger qui n'est pas mortel, mais un risque tout de même... quel visage mettre sur ce danger, quand tout est inhumain, massif et quand la foule est aussi anonyme et fatale que les vagues dans l'océan? Le dieu des voleur est-il invisible?

Ce diable malicieux et fanfaron qui traverse le temps et l'espace comme une aiguille à coudre traverse le voile du ciel, se trouve là, dans l'acte, dans la subtilité du geste prémédité ou non. Il passe comme un souffle, comme un clin d'oeil. Il est dans le clin d'oeil, dans le moment d'inattention qui le rend quasi imperceptible. On ne le voit pas venir, on ne le voit pas partir, à peine se rend-on compte de son passage. Comme le furet du bois joli, il est passé par ici, il repassera par-là... mais on ne l'attrapera pas. Tout petit enfant, il pouvait voler le troupeau du Soleil sans laisser de trace. Ce démon vole dans tous les sens du terme, il est vif, agile et rapide comme un battement de cils. Il a accès à bien des mondes et peut lever tous les tissus de la réalité. Car il est le maître de l'illusion, de la tromperie et du mensonge, il transforme et métamorphose à volonté. Il triomphe de toute vigilance, le Tueur d'Argos. Il larcine sans poursuite. Il n'y a pas de bien ou de mal. Il n'y a que le champ des possibles. Et pour lui, tout ou presque est possible.

Donnons lui l'anonymat, il y sera agile comme un poisson est agile dans l'eau. Il se joue de la réalité, donnons-lui une réalité qui soit uniforme, d'une seule pièce, il n'en sera que plus aisé pour lui de l'inverser. Le vol brise les limites, dépasse les règlements, démonte les territoires. C'est ce qu'il aime : franchir les frontières, ployer les barrières. Voler c'est mépriser les limites de chacun. Ces limites sont essentielles, car chaque homme ou femme se crée plus ou moins consciemment ses propres limites, et la propriété n'est rien d'autre que cela : une démarcation. La maison, le sac, le mien qui n'est pas le tiens, c'est moi. Le Je qui s'exprime au possessif, c'est une définition de soi. Une définition qui fixe des termes. Et Termes est son nom étrusque. Car il sait les garder comme les dépasser. Il peut protéger les limites, mais il peut tout aussi bien les dépasser.

Equilibriste, entre ombre et lumière,
entre haut et bas, entre gauche et droite...
Etre les bornes pour mieux les dépasser!

Prenez donc garde, braves gens! Le voleur est habile, quand vos défenses il annihile. Il peut prendre votre argent, vos vêtements et sous-vêtements ; il peut aller jusqu'à prendre votre nom, usurper votre identité, la mettre à nu comme on met à nu le visage d'un homme masqué. Et vous, saurez-vous dire quelle est son identité?

2 commentaires:

Hermione a dit…

*lève la main frénétiquement*
Moi je sais!
Je sais!
meuh j'dirai rien, sinon c'est pas drôle personne pourra jouer!

enfin ça dépend, on gagne quoi?

magnifique dimension à la fois dramatique et poétique dans ce texte, c'est savamment dosé.. et ça me donne un nouveau regard ...

Tom a dit…

Oui, chut, j'vais tacher moyen voir si plusieurs personnes me répondront en commentaire (oui, j'peux rêver c'est permis par le Comité Ministériel pour la Recherche Oniromantique Fantasmagorique) et ensuite, j'publierai tout avec ma réponse, qui sera la seule considérable comme Vérité lumineuse.

Mais j'te donne dix points pour Griffondor, juste parce que je sais qu'tu sais et que t'es mignonne quand tu es frénétique.