lundi 18 janvier 2010

En place publique (spoiler)

Agora

Le décor est celui de l'infini, l'immensité de l'espace qui se résume à un milliard de points lumineux sur fond noir d'encre. La lune est minuscule, la Terre, bien ronde, ne se distingue que par ses couleurs. A la surface de cette Terre, si isolée dans l'immensité, on s'approche peu à peu d'un point tout à fait microscopique, une ville. Cette ville est Alexandrie, la Grande, celle qui, à l'embouchure du Nil, tenait lieu de carrefour entre des mondes divers. La cité ne paye pas de mine. Elle qui dans le passé était parmi les plus grandes, un foyer de culture et de savoir, une métropole de la civilisation grecque, un melting-pot d'Egyptiens, de Grecs, Macédoniens, Juifs, Asiatiques, Gaulois, puis Romains, à cette heure on peine à y voir plus qu'une ville poussiéreuse, décolorée, comme lessivée par des temps difficiles. Ses bâtiments couleur sable, ses artères pavées de poussière et ses habitants, aux teints de peaux si nuancés, couverts de voiles et de sombres tuniques, tout ici nous évoque Gaza plus qu'Alexandrie la Grande, la fondation du Conquérant, l'antique capitale des Ptolémée. Ce n'est sans doute pas innocent. Car ce n'est pas seulement Alexandrie que veut nous montrer Amenabar, mais aussi Bagdad, Kaboul, Gaza...
Saviez-vous que Gaza fut probablement la dernière "citadelle" du paganisme dans l'Empire romain? Aujourd'hui des fanatismes religieux continuent de la déchirer. Peut-être une malédiction, peut-être une malédiction du dieu miséricordieux, si prompt à juger et punir? Mais n'allons pas trop vite...

Foule qui grouille n'amasse pas nouille...

Alexandrie joue le rôle de l'Agora. Ce mot, en grec archaïque, désignait l'emplacement où la communauté du peuple pouvait se regrouper, avec ses troupeaux ou pour de multiples raisons. Avec le développement de la vie en cités, l'agora devient le lieu public par excellence, la place du marché, des décisions politiques, du rassemblement. Un lieu sacré aussi, gardé par la loi des dieux. Avec la construction de l'empire romain, l'agora reste la place centrale des cités, comme à l'ouest les forums. Alexandrie, vaste extension d'agora, se présente non seulement comme une reconstitution déprimée d'un espace historique, mais aussi comme le lieu de vie et d'opinion d'hommes et de femmes. Ici, les plans aériens nous montrent des hommes confondus dans une populace uniforme, grouillante, une fourmilière agitée de spasmes et de passions virulentes. Où est l'ordre dans cela? Que peuvent les légions romaines face à une foule sans visage, dont on ne sait plus quelle identité lui attribuer? Alexandrins? Juifs? Citoyens romains (car ils le sont, depuis 212 après J-C)? ou chrétiens...? Tel ce maître de maison, Théon, qui découvre que des chrétiens vivent sous son toit, parmi ses esclaves, et qu'il n'a rien vu venir, ou ces intellectuels païens qui s'étonnent de se voir submergés en nombre? Combien sont-ils? Puis, à l'heure de la conversion, qu'est-ce que le paganisme, quand tout le monde est chrétien, que le christianisme est seule identité possible dans une cité qui n'est plus que l'ombre d'une Jérusalem universelle? Quelle place pour les Juifs et pour les païens dans ce monde...?

Nous sommes à une époque où l'empereur est chrétien et où le christianisme a acquis depuis un siècle sa liberté d'existence. Nous sommes au moment où il la supprime aux autres. Nous sommes à l'époque où le fanatisme religieux et la guerre de religion font leur apparition, main dans la main. Tandis que des intellectuels écoutent leur professeur disserter sur l'astronomie, dans l'enceinte de la grande bibliothèque d'Alexandrie, le conflit éclate. Un chrétien, Ammonius, critique, en place publique, la divinité des statues païennes. Il prétend faire miracle, devant un païen qui se défend tant bien que mal au milieu des moqueries de la foule. Ammonius marche sur le feu : travail de fakir ou foi efficace, peu importe, il marche à grands pas dans les flammes sans roussir sa tunique noire. La foule est impressionnée... la foi passe par le spectacle. Puis on invite... pardon, on oblige le païen à faire de même. Il panique, trébuche, sa toge flambe, tout le monde rit et on le laisse, on le force à se consumer malgré lui, pour bien insister sur la nullité de ses prétendus dieux. Les chrétiens brûlent un premier païen : on sait combien ils y ont pris goût.
Pour les païens, c'en est trop. Les cours sont interrompus dans la grande bibliothèque alors que des chrétiens humilient à coups de fruits pourris les statues des dieux, dehors. L'outrage mérite punition, comme Théon a puni son esclave. La crise sociale est là, en filigrane, derrière le conflit religieux. Les étudiants et les sages de la bibliothèque sortent armés pour venger le sacrilège. Le rapport de forces paraît alors inégal : les païens sont des gens de bonne naissance, instruits, fortunés, des fils de notables qui ont appris à manier les armes, et qui ont aux poings de vrais glaives romains (la spicata n'avait peut-être pas encore de marché à Alexandrie, bien qu'elle ait séduit les légions romaines... mais bon, petite erreur de reconstitution bien peu dommageable) ; la foule est voilée de bleu et noir, sans visage encore, sans arme, sans instruction...
Mais la surprise se fait jour pour les païens. Ils ont provoqué la guerre civile les premiers... Mais ils ne s'étaient pas rendus compte, à l'abri de leurs foyers et de leurs sanctuaires fermés, que le christianisme avait tant fait d'adeptes... des adeptes qui ne demandaient qu'une attaque pour riposter. Et la foule grossit. Les esclaves frappent leurs maîtres à mort. Les chrétiens, pauvres et sauveurs des pauvres, refoulent les païens, riches intellectuels qui n'ont rien vu. Ces-derniers sont contraints de s'enfermer dans la bibliothèque...

Païens aux abois.

Petit arrêt sur image :
1) la Bibliothèque. Il s'agit en réalité d'un sanctuaire, le Museum, temple des Muses, gardiennes de la connaissance et des arts. Le film y intègre un Sarapeum, temple de Sarapis (divinité syncrétique d'Alexandrie, sans doute mise en avant pour son métissage que seuls des païens peuvent admettre). Mais dans l'entourage du temple, il y a aussi la bibliothèque, un véritable trésor de livres anciens, soigneusement protégés et entretenus, et une école philosophique parmi les plus importantes du monde antique. Tout le savoir y est conservé, nourri, et c'est tout le savoir de près d'un millénaire d'histoire et d'auteurs du monde entier (c'est-à-dire de tout l'empire romain).
2) Hypatia : c'est une femme, une philosophe, une païenne. En réalité, elle aime plus la sagesse que les dieux, mais c'est surtout une femme qui séduit les hommes cultivés de son entourage par son intellect et par sa bonté d'âme. Pour elle, les hommes sont tous frères et les querelles religieuses, qui sont, il faut bien le dire, une nouveauté de l'époque, la dépassent. Elle évite le mariage et l'amour pour se perdre dans l'astronomie, les mathématiques, la découverte des grands mystères de l'univers. D'une façon autre que religieuse. Elle est une scientifique. Une philosophe, "amie de la sagesse".

Hypatia révise ses tables de multiplication.

Le fanatisme chrétien assiège le temple de la sagesse. Théodose, empereur chrétien, leur livre ce dernier bastion de la connaissance. En une nuit, on assiste au Grand naufrage de l'Antiquité, comme l'appellent les historiens. Toute la littérature que nous connaissons de l'Antiquité n'est qu'une poignée de sable comparée à ce qui existait en ce temps. Le reste a brûlé cette nuit-là, puis d'autres nuits, quand le fanatisme religieux nouvellement offert à l'homme a consumé l'ouverture d'esprit et la quête de savoir. Un seul livre compte et c'est celui que l'on offre à la vénération, obligatoire. Le film le montre admirablement bien. Le chapitre de l'incendie de la bibliothèque est particulièrement pénible. Je dois dire qu'ici toute objectivité disparaît. L'historien en moi hurlait contre l'obscurantisme assassin qui nous a privé de tant de connaissance, de tant de progrès scientifiques, de ce grand naufrage qui désole mes professeurs; le païen pleurait devant la profanation du temple des Muses, devant la mise à terre du dieu Sarapis, devant l'intolérance et le sacrilège, la monstruosité de ce mélange de haine et de joie, que seule l'ignorance d'une foule abrutie pouvait permettre, lors du pillage chaotique de la bibliothèque. L'inversion de la perspective traduit bien le renversement de la situation, la chute, et le bouleversement de l'esprit. Je me reconnaissais trop dans le personnage d'Hypatia, fuyant la bibliothèque en essayant de sauver le maximum de livres...

"Et si j'me faisais une omelette ce soir?"

Quelques années passent. La cité est désormais chrétienne. Le préfet, Oreste, ancien élève, amoureux d'Hypatia (libre interprétation du cinéaste, peut-être...) s'est officiellement fait baptisé. La politique l'exige. La bibliothèque a été convertie en église cathédrale. Cyrille, le nouvel évêque, dispose d'une milice de gros bras fanatiques vêtus de noir, les parabalani. C'est lui, le patriarche d'Alexandrie, qui tient réellement la ville. Car il tient le peuple. Et il en veut aux juifs. Un pogrom, l'un des premiers de l'histoire, pogrom antisémite, conduit à la mort des Juifs que rien ne préparait à cela, et Oreste ne peut rien pour arrêter Cyrille. On brûle encore... Ca semble tellement prémonitoire. C'est douloureusement évocateur. Et on ne peut qu'être agacé des discours dogmatiques et de l'engouement populaire à chaque parole de de Cyrille - pardon, à chaque parole de Dieu...
Cependant, Hypatia, dans l'intimité fragile de sa demeure, accouche laborieusement d'une théorie : l'ellipse. Tout dans le ciel n'est qu'ellipse autour du soleil. On sait tout ça aujourd'hui, mais voir Hypatia trouver cette solution est à la fois merveilleux et triste : que de temps perdu depuis une époque aussi éclairée! Mais le symbole est plus loin : Hypatia comprend que le soleil est au centre du monde, non l'homme, et que le cercle parfait ne commande pas l'univers, mais l'ellipse. Rien n'est parfait dans ce monde mais c'est l'ordre qui s'établit autour de ces imperfections qui est perfection...

Saint Cyrille d'Alexandrie, inventeur du concept "méchoui de juifs".

Dehors, le danger gronde, en la personne de Cyrille, en l'image de l'obscurantisme et du fanatisme. Oreste est piégé: refusant de s'agenouiller devant la Bible que brandit l'éveque, il est blessé par un attentat à la pierre. Il veut défendre Hypatia, mais pour lutter contre Cyrille il lui faut l'appui de Synesios, évêque de Cyrène. Les évêques sont définitivement les maîtres des cités. Or, voilà, il lui faut être chrétien, donc respecter à la lettre l'Ecriture, donc tomber aux pieds d'un prêtre. Si ce n'est Cyrille, c'est Synesios. Mais tout est là : point de salut hors de l'Eglise. Point de pouvoir sans la crosse. Point de force sans Dieu. Point de sagesse hors du Livre. Hypatia est condamnée car elle refuse le baptême, car femme elle transgresse les commandements religieux en vivant libre, car philosophe, elle repousse l'obscurantisme et se tourne vers le soleil. La martyr païenne meurt au pied de l'autel et de la croix, au centre de ce qui fut sa bibliothèque, sous la coupole... elle pose ses yeux une dernière fois sur l'ellipse ouverte dans le plafond, et par-delà le soleil... La vérité qu'elle seule connaît, qui meurt avec elle pour longtemps encore.

Le film est ainsi poignant, tant par l'histoire personnelle d'Hypatia que par l'immensité de ce qui se déroule sous nos yeux. Car cette histoire de l'intolérance religieuse commencée (peut-être), au IVe siècle après le Christ, est encore aujourd'hui l'un des pires cauchemars de l'humanité. L'ennemi est le fanatisme, la gangrène qui immobilise l'homme en l'empêchant d'avancer. On ne peut porter de jugement sur ce film tant il fait remonter de sentiments contradictoires. A la fois on voudrait demander réparation... Savez-vous par exemple que Benoît XVI, fin 2009, rendait hommage à saint Cyrille pour son développement du culte marial (développement, soit-dit en passant, qui doit beaucoup à la lutte contre une hérésie...) ; cette semaine, le lendemain du jour où j'ai vu Agora, j'appris que le pape s'était rendu à la synagogue du Tibre (chez les voisins, un petit pas pour eux... un grand pas pour qui?) et proclamait que l'entente entre Juifs et Catholiques allait se porter mieux. Merci, mais peut-on oublier si vite les crimes de Cyrille, Père de l'Eglise? L'ironie de l'Histoire, humour noir...

On peut aussi souhaiter "plus jamais ça". On peut souhaiter la fin de l'obscurantisme, la lutte contre le fanatisme, de toute part. Et que jamais plus les dieux ne nous arment du glaive en nous aveuglant. Pour ma part je me tourne vers le soleil, à l'ombre de ma bibliothèque...

Paru ce jeudi, le petit dernier de Polymnia Athanassiadi... Il tombe bien (clic sur le livre!)

2 commentaires:

Funnyloves a dit…

Oui... La folie des hommes fait toujours mal.

Anonyme a dit…

Ah oui, je l'ai vu aussi ce livre, il faudra vraiment me le payer, l'auteur est géniale, elle parle très bien de l'empereur Julien dans un de ses ouvrages précédents.

Helleniste