vendredi 23 juillet 2010

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Les dieux uniques sont nombreux et divisés. Nos dieux sont légions, mais ils sont forts parce qu'ils sont unis.

Voilà ce que j'ai envie de dire.

Il est évident que le monothéisme est un leurre : il n'y a jamais eu autant de dieux uniques en guerre les uns contre les autres. Jamais autant de Vérités différentes qui se crachent au visage mutuellement, dans un conflit incessant vers l'universalité. Ceux-là ont voulu imposer leur dieu unique, "trois-en-un formule surpuissante"... Ceux-ci sont le peuple élu du dieu créateur de toutes choses, bien sélectif pourtant... Et ceux-là encore, qui ont leur livre révélé aussi, leur dieu unique, leur prophète... Et encore on n'évoque là que des grandes lignes des grands MST actuels (MST : Monothéisme Sérieusement Traditionaliste, ©Kami). C'est sans compter avec Akhénaton et son soleil qui éclipse tous les autres, les Assyriens et leur dieu national conquérant, Nabonide et son dieu lune qui s'est tout à coup piqué de suprématie, les Sassanides et leur mazdéisme tatillon, et j'en passe et des pas mûres. Il y a eu Josué et l'élection divine de son peuple par le "dieu des armées". Puis il y a eu Constantin et son trois-en-un nouvelle formule, Justinien et son intolérance lourde, la cohorte des papes et des Eglises. Mahomet et Allah, pour la grande fortune des guerriers et des marchands arabes, les guerres saintes, les croisades, les hérésies, les chasses aux sorcières et franchement, est-ce qu'il faut continuer l'énumération?

Tout ça pour qu'au final, le monothéisme ce soit juste une belle entourloupe. Il n'y a pas un, mais des dieux uniques. Leur problème? C'est qu'ils sont uniques, justement. Ils sont tous seuls. Les pauvres. On dira bien qu'en fait il s'agit d'un seul et même dieu, et que les différences des hommes n'ont rien à voir là-dedans. Mais cela n'explique pas pourquoi ce dieu s'oppose sans cesse à lui-même, dans un remake de schyzophrénie à la Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Pourquoi chacun de ces dieux uniques se prétend Vérité ultime. Admettre la différence entre la représentation (d'origine humaine et toujours sujette à caution) et la puissance en elle-même, c'est un premier pas vers l'intelligence. Mais il y a un hic : quel dieu unique prétendument tout-puissant laisserait ses fils, ses serviteurs, ses fidèles, et autres inculpés du pouvoir divin, se planter aussi lourdement? Ou bien, il n'en a rien à carrer et, comme l'ont pensé certains, avec épicurisme, il est un dieu tellement transcendant qu'il n'intervient pas du tout dans les choses, n'a pas maille à partir avec le monde. Genre, il s'est cassé à créer le monde pendant une semaine et il ne s'est pas réveillé depuis son dimanche de congé. Dans ce cas, théisme ou athéisme, on s'en fout qu'est-ce que ça change?

"Et Dieu vit qu'il avait fait une connerie..."

Précisément : qu'est-ce que ça change? Les dieux, de toute façon, sont des puissances, et leur représentation n'a d'importance que pour les hommes qui cherchent à comprendre et aborder ces puissances. Du reste, croire en elles ou pas n'a aucun soupçon d'importance, et je pense que si on arrêtait de croire en un dieu, ce ne serait pas ça qui précipiterait le monde dans le chaos. Il tournait déjà très bien sans qu'on vienne s'imaginer qu'il faille nourrir les dieux de nos moutons et de nos prières. Et c'est un païen qui vous parle.

Ne pas parler d'une chose ne prive pas cette chose d'une existence. Romeo, s'il portait un autre nom, serait toujours Romeo, et Juliette l'aimerait pour ce qu'il est et non parce qu'il est du clan Capulet ou du clan Montaigu. De même, la représentation d'un dieu peut changer, la puissance qu'il est ne change guère. La foudre reste la foudre, qu'elle soit maniée par Zeus, Taranis ou Percy Jackson. Et en ce qui concerne la morale, c'est une affaire d'hommes, entre hommes, les dieux n'influent guère là-dedans hormis lorsqu'il s'agit d'incarner une idée abstraite qui joue son rôle dans la morale humaine. Sinon, encore une fois, la foudre, au même titre que l'Amour, la maladie et la mort, à l'état brut, n'ont pas de morale.

"Il ne convient pas qu'un dieu soit tourmenté à cause d'un homme."
Héra à son fils Héphaïstos - Iliade, XXI.

Le problème c'est que lorsqu'on se soucie plus de l'ordre humain et de la morale qui est supposée le sous-tendre, on éprouve le besoin d'avoir un dieu, au moins un, qui soit le garant de cette morale. Et qui justifierait, du même coups, le sens de l'existence, en projetant au-delà de la mort un jugement du bien et du mal, deux notions qui sont aussi subjectives qu'un pet dans l'eau. On en arrive à l'invention du salut, le fameux pari de l'existence : soit je mise sur le fait qu'il y a un salut et j'y conforme ma vie, soit je ne m'y conforme pas en espérant qu'il n'existe pas. Moi j'fais le second pari, inutile de le dire... Ce qui, étonnement, ne m'empêche pas d'avoir une morale. La différence, c'est que j'en rends compte devant mes pairs, ces espèces d'énergumènes à deux pattes qu'on appelle "humains", et non devant des dieux avec qui la relation ne peut être celle d'un serviteur abruti envers ses maîtres, ni celle d'un pénitent bouffé de culpabilité devant une figure de paternel au pardon aussi prompt qu'il a la main leste.

Tout ça, pour trancher un peu dans le vif en oubliant les détails pourtant importants de l'histoire, conduit au monothéisme. Qu'un peuple ou un groupe d'humains se trouve une divinité qui lui est propre et qu'il choisit d'honorer en particulier, ça je le conçois, d'autant que c'est une logique un peu païenne... Jusqu'à ce qu'on dise que ce dieu est la seule et unique véritable puissance universelle, en vrai, j'vous ferais dire... Là j'commence à trouver ça insultant. Genre : vous êtes tous des cons, c'est notre dieu qui est le bon. A quel moment on a posé la question de savoir si dans tout le bordel des panthéons du monde humain il y avait une seule bonne réponse (ouais, à part 42), ça ça restera toujours un mystère pour moi. Je crois qu'on a surtout voulu imposer une réponse à qui ne s'était jamais posé la question et que les autres ont répondu "ah ouais, c'est pas faux..."
De fil en aiguille, chacun tire la couverture à soi : mon dieu est le bon, non c'est le miens, non le miens... puis : "Il n'y a qu'un seul Dieu et c'est moi qui le connaît le mieux". Alors là, le mec en robe, en face, il prend son bouquin et il t'en colle un coup de la reliure dans l'oeil. C'est le début de la guerre sainte. Parce qu'une guerre ça peut être saint (sisi). Moi j'ai jamais trouvé ça très hygiénique, pareil que les confessionnaux, mais après tout, je n'ai jamais mis les pieds dans l'une ou l'autre.

"Ils ont oublié de mettre du PQ..."
Confessionnal au presbytère de Tastavy.

Bref, le monothéisme c'est la grande réponse à une grande question que personne n'a jamais posée, mais qui a su s'accorder très bien avec toutes les justifications "morales" des petites affaires humaines. Comme l'humain est diverse et se fait des représentations diverses, des morales diverses et des affaires diverses, les dieux uniques (ou le dieu unique, si vous voulez) sont plus multiples qu'universels.

Chacun ses dieux et les hippopotames seront bien gardés...

Ils sont par contre tous d'accord sur un point : les bouseux (en latin : pagani, païens) qui ont des panoplies complètes de dieux, tous d'emblée divers, variés, partout, tout le temps, pour tout et même pour rien, comme un grand magasin où l'homme pousse le cadi de sa religion et se sert aux rayonnages des panthéons avant d'aller à la caisse payer en offrandes, tous ces bouseux donc, sont des crétins primitifs. Moi, j'ai tendance à penser de prime abord qu'entre le type lambda qui pousse son chariot et se paye pleins de livres différents et le personnage chi-rho qui se sert d'un seul bouquin pour taper sur les autres, le crétin primitif n'est pas toujours celui qu'on croit... Mais là encore, ce n'est qu'une question de point de vue. C'est subjectif (avec le pet dans l'eau et tout ça).
Pourtant, les bouseux polythéistes ont un point commun. Ils ont plus ou moins conscience de la diversité et l'ont plus ou moins acceptée de naissance. Ils ont plus ou moins conscience du choix, de la pluralité, de la différence. Ils sont d'accord pour dire que leurs représentations divergentes des divinités n'influent pas vraiment sur la réalité de celles-ci. Que tout ça n'est qu'humanisé, anthropisé pour être plus facilement abordable, qu'au fond la foudre, portée par Zeus ou Taranis, elle est toujours la foudre et vaut mieux pas traîner dans l'quartier quand on voit le flash de l'appareil. Le païen a une connaissance empirique de la divinité, il n'attend pas qu'on la lui révèle, du moins le païen d'aujourd'hui. Croire ou non, c'est une fausse question. La question c'est "comment on se représente les dieux?". Et on va faire son marché. Mais chaque choix est une chose en propre, particulière, individuelle, qui n'engage que le païen lambda et non tout l'univers. Et sur le plan de la morale, on voit ça avec les autres humanoïdes. Après, l'unité de toute cette diversité apparaîtra, et on pourra dire que les dieux sont légions, mais qu'ils sont plus unis que les dieux uniques eux-mêmes.

PS : Je parle là de manière un peu simpliste et un peu trop personnelle. Mais merde, j'ai l'droit, c'est mon blog. N'empêche, si ça peut vous donner matière à cogiter, c'est perfectissime.


"Et le royal archer Apollôn lui répondit :

- Poseidaôn qui ébranles la terre, tu me nommerais insensé, si je combattais contre toi pour les hommes misérables qui verdissent un jour semblables aux feuilles, et qui mangent les fruits de la terre, et qui se flétrissent et meurent bientôt. Ne combattons point, et laissons-les lutter entre eux. "
Iliade, XXI

jeudi 15 juillet 2010

Y a-t-il un juriste au zoo?

"J'ai des droits! J'exige de voir mon avocat!!!"

L'homme est un animal (Homo sapiens sapiens egocentricus). Ses relations envers les membres de son espèces sont complexes mais fonctionnent toujours, quoi qu'on en dise, sur un mode animal : amour, sexualité, peur, haine, violence, tristesse, possessivité et jalousie, tout ça est animal. Pourtant, tout ça a tendance, depuis quelques millénaires, à être codifié, intellectualisé, c'est-à-dire peu à peu chapeauté par la notion de morale, dont découle, peut-être, le droit, quand ce n'est pas la religion. En ce qui concerne les autres espèces animales... et bien la question est ouverte : doit-on ou non les inclure dans ce droit, expression d'une morale, sachant que pour cela, il faut d'abord faire passer l'animal du statut de "chose", d'objet animé, à celui de personne, d'individu? Voir ce que j'ai lu ce matin sur le sujet ici.

Vous avez le droit de garder le silence.
Tout ce que vous aboierez sera retenu contre vous!


C'est à mon avis une question fort honorable, mais encore une fois mal posée. A nouveau, "l'homme est la mesure de toute choses". La seule optique pour l'animal, la seule alternative qu'on lui propose pour passer de l'état de chose vulgaire à celle de personne dont on reconnaît les sentiments et les ressentiments, est celle de se calibrer par rapport à l'homme, juridiquement qui plus est! Ce n'est pas la première fois. Au Moyen Âge, on traînait en justice les cochons quand ceux-ci étaient coupables d'avoir mangé sur le terrain d'un autre que leur propriétaire. Ou alors on jugeait le chien qui avait mordu, quand on ne brûlait pas pour sorcellerie la chèvre du voisin. Avant l'émissaire, il y a le bouc. Que la justice reconnaisse le rôle de l'animal dans les jeux de cause à effets qui conduisent le monde est à mon avis un fait raisonnable. Après tout, le chien qui a mordu est effectivement celui qui a blessé le plus gravement. Mais est-il celui qui a provoqué? Car le chien qui mord, soit a la rage, et doit donc être considéré comme un malade, soit a été agressé. Quand on dit "agressé", on se place, idéalement, sur le plan d'interprétation du chien. Ce que lui considère comme une agression, alors que du point de vue de l'humain mordu, on se contentait de vouloir lui gratter l'arrière de l'oreille.

Aura-t-il droit à une couverture sociale?

Il est là le problème : l'homme, qui se veut mesure de toute chose et qui ramène l'interprétation du monde à cet anthropocentrisme - "égoïsme cosmique" comme je me le répète souvent intérieurement - ne veut pas se mettre à comprendre comment l'animal pense. Parce que soit-disant, l'animal ne pense pas (merci Aristote et Descartes...). Mais l'animal pense, avec sa propre logique, ses instincts, ses réflexes, qui ne sont pas tout à fait les nôtres mais ne sont pas si éloignés, tant qu'on admet en avoir nous aussi, de par notre propre nature animale. A son niveau, le chien, mais aussi la libellule ou le castor à pelleteuse, a son propre fonctionnement cognitif, réactif et sensitif. Donc, au lieu de tout ramener à soi et d'évaluer l'animal en fonction du droit humain, on devrait prendre largement en compte l'éthologie, c'est-à-dire la compréhension du mode de vie et de fonctionnement psychique de l'animal. De chaque animal. On comprendrait alors, par exemple, qu'on ne possède pas un chien. On s'intègre dans ses modes de fonctionnement et de représentation du monde : le maître est en fait le chef de meute, le nourricier, le protecteur et/ou le protégé, etc. Quand un rat vous fait pipi dessus, il ne vous insulte pas - car selon l'éthique, la loi et le droit humains, uriner sur autrui est synonyme d'insulte et manque d'hygiène répréhensible d'un coup de point dans la face - le rat qui urine intègre, par jeu d'odeurs et donc de manière sensible, l'individu à son "clan", à sa "famille". La justice devrait en tenir compte, non?

Le droit de grève?

Que penser des "bestiaux" de l'élevage? Je viens de lire des théories très intéressantes quant aux origines de l'élevage - apparu au Néolithique. Par exemple, le chasseur qui suit les troupeaux de chèvres sauvages (premier animal domestiqué au Proche-Orient après le chien) s'habitue à leurs cycles de vie, à leur mode de vie, et c'est alors qu'il finit par "fusionner" son propre mode de vie avec le leur et que les deux espèces animales s'associent ainsi, l'homme devenant celui qui entretient la chèvre et peut jouer sur ses propres besoins, avant de se servir et de prélever lait, viande, laine et autres. En quelque sorte, l'éthologie aurait précédé la domestication. On n'a pas intégré l'animal au mode de vie humain, on a appris de l'animal et on s'est adapté. D'un autre côté, les bêtes sauvages les plus effrayantes, celles qu'on ne chasse pas pour manger mais dont on cherche à se défendre, sont devenus objets de représentation magique, image religieuse, et finalement incarnation de la puissance divine de vie et de mort (le Taureau, en particulier, mais aussi les rapaces, les scorpions, les fauves, etc). L'animal, vis-à-vis de l'homme, c'est l'ami, l'associé (que l'on mange ou pas) ou l'ennemi, celui qui représente tous les dangers de la vie, même les plus "mystiques". Aujourd'hui, alors qu'on a chassé la conscience du divin-puissance pour renforcer cet anthropocentrisme, alors qu'une bête, elle la ferme un point c'est tout, que l'on ne se comprend pas soi-même comme animal, que l'on croit avoir pris tellement d'importance au regard de la nature que lorsque quelque chose nous frappe et nous détruit (maladie, cataclysme, etc) on dit "mais pourquoi?" sous-entendu "mais pourquoi on n'a rien pu faire contre ça?" tant on a l'impression que l'homme est au-dessus de la nature et qu'il peut tout en contrôler... Aujourd'hui, il est difficile de se dire que l'animal puisse n'être qu'une autre espèce animale, que pour être en relation avec lui il faut en comprendre les codes et les fonctionnements naturels, qu'on ne peut l'exploiter comme une vulgaire "ressource" sans avoir de facto réduit à néant le sens de la morale. On croit s'élever par rapport au statut de l'animal quand on se construit une morale, mais lorsqu'on fait subir à l'animal ce qu'on n'aimerait pas subir soi-même, on détruit cette idée de morale du fait qu'on est tombé plus bas que lui... Capito?

Et les conventions de Genève?

Se demander si l'animal a des droits c'est comme se demander si la grenouille peut se transformer en vache. C'est idiot, profondément. Il faut se demander si on peut, dans notre rapport à l'animal, prendre en compte ce qu'il exprime, lui. Et nous adapter nous, par rapport à ça, au lieu de tout faire comme si chaque animal pouvait s'adapter à nous. Mais encore faut-il réviser nos concepts et nos philosophies d'égoïstes cosmiques pour se rappeler qu'au fond, nous sommes, tous, des bêtes.

Vos papiers et ceux du véhicule, monsieur.


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vendredi 9 juillet 2010

Ut omnis aetas opteo aei terram levem

On peut être bouleversé par la mort de quelqu'un que l'on ne connaissait pour ainsi dire pas. C'est officiel, ça arrive.

J'ai appris récemment la mort d'un de mes professeurs, du temps - très court - où j'étudiais à l'université de Caen. Yves Modéran a "quitté la lumière", comme disaient les Latins, le 1er juillet 2010, à Paris. Sa mort brutale est intervenue alors qu'il était vice-président du jury de l'agrégation d'histoire.

Yves Modéran était un éminent spécialiste de l'histoire de l'Afrique romaine, en particulier à l'époque de l'empire romain tardif, celle des Maures, des Vandales, la provincia Africana de Cyprien et de Tertullien, celle de la Carthage chrétienne, entre Jupiter Hammon et Allah, entre l'Antiquité sois-disant déclinante et le Moyen-Âge soit-disant obscur. Le Maghreb à l'Antique, avec ses vieilles pierres, ses colons romains et français dont on doit raturer la comparaison maudite, ses oliviers et son blé qui nourrirent Rome et une bonne partie du Bassin méditerranéen pendant des siècles, ses empereurs, ses évêques, ses donatistes et ses navires, ses barbares et ses temples puniques, grecs, romains, ses...

Je n'ai pas suivi beaucoup de cours dispensés par Yves Modéran, mais j'en garde un vif souvenir. Je me souviens de ses démonstrations brillantes, de cette séance d'épigraphie autour d'une stèle où un Berbère se faisait empereur romain, avec multiples lectures, avec ce cheminement intellectuel pointilleux qui fait la beauté du métier d'historien, comme le coup de pinceau fait la beauté du geste chez l'artiste. Mais je revois aussi ce professeur qui, tel un Dumbledore - la comparaison prête à sourire - à la barbe argentée et au regard pétillant, défendait les valeurs de son mode d'enseignement, menait sa recherche savante et son professorat avec brio et humanité. Proche de ses élèves, comme eux-mêmes en témoignent encore, il était ouvert à tout et à tous, curieux, dynamique, passionné et passionnant, et son souvenir est pour moi, qui l'ai si peu vu et entendu, fort émouvant.

Je repense aujourd'hui, face à ce qui n'est que memoria, à ce que je dois à cet homme parmi d'autres. Car oui, malgré le peu de temps et d'esprit qui m'aient lié à Yves Modéran, il m'a apporté beaucoup. Ses cours sur l'Afrique romaine de l'Antiquité tardive, alors que je travaillais plus spécialement sur la religion grecque, l'Anatolie, bien plus tôt dans l'histoire, bien plus à l'est, m'ont toutefois donné l'envie d'en savoir plus sur les derniers temps de l'Antiquité, et c'est ainsi que je me suis piqué de curiosité et peu à peu ouvert à l'empire romain, à ces temps tardifs, voulant faire du Modéran avec la modeste application qui est la mienne dans mon Anatolie gréco-romaine de fin d'Antiquité. Je me souviens être rentré chez moi après l'un de ses cours et avoir médité à ma fenêtre, dans une fin de journée bleu-orangé, sur ce que j'aimais en histoire, sur le type d'historien que je voulais être, sur les recherches que je voulais mener. J'ai souvenir de m'être un peu enflammé, m'imaginant déployer comme lui devant un auditoire passionné tous mes cheminements d'enquêteur, transcrire mes vieilles pierres, pleurer le "Naufrage de l'Antiquité", défendre les faits tels que les documents me les montrent, transmettre ce goût d'une histoire lointaine et en même temps si proche, que l'on n'aborde pas à la machette de l'idéologie mais avec la pince à épiler du scientifique, un bon verre d'humanité dans l'autre main.

Yves Modéran a une place dans ma vie qu'il n'a jamais, que personne, pas même moi jusqu'à présent, pu soupçonner. Il est triste que ce soit après cette perte considérable que je m'en rende compte, puisque jamais je ne pourrais rendre la pareille. Quoique, comme lui, ce que je dois à mes aînés, je pourrai peut-être, un jour, le transmettre aux jeunes pousses. Je le souhaite. Pour l'instant, je me recueille, je médite, comme ce jour où je rentrais d'un cours d'histoire au crépuscule. Celui d'Yves Modéran est passé, mais le soleil continue à briller.

Si vous souhaitez en connaître un peu plus sur le maître, je vous invite à lire l'émouvant hommage de ses collègues de l'Université de Caen.