vendredi 9 juillet 2010

Ut omnis aetas opteo aei terram levem

On peut être bouleversé par la mort de quelqu'un que l'on ne connaissait pour ainsi dire pas. C'est officiel, ça arrive.

J'ai appris récemment la mort d'un de mes professeurs, du temps - très court - où j'étudiais à l'université de Caen. Yves Modéran a "quitté la lumière", comme disaient les Latins, le 1er juillet 2010, à Paris. Sa mort brutale est intervenue alors qu'il était vice-président du jury de l'agrégation d'histoire.

Yves Modéran était un éminent spécialiste de l'histoire de l'Afrique romaine, en particulier à l'époque de l'empire romain tardif, celle des Maures, des Vandales, la provincia Africana de Cyprien et de Tertullien, celle de la Carthage chrétienne, entre Jupiter Hammon et Allah, entre l'Antiquité sois-disant déclinante et le Moyen-Âge soit-disant obscur. Le Maghreb à l'Antique, avec ses vieilles pierres, ses colons romains et français dont on doit raturer la comparaison maudite, ses oliviers et son blé qui nourrirent Rome et une bonne partie du Bassin méditerranéen pendant des siècles, ses empereurs, ses évêques, ses donatistes et ses navires, ses barbares et ses temples puniques, grecs, romains, ses...

Je n'ai pas suivi beaucoup de cours dispensés par Yves Modéran, mais j'en garde un vif souvenir. Je me souviens de ses démonstrations brillantes, de cette séance d'épigraphie autour d'une stèle où un Berbère se faisait empereur romain, avec multiples lectures, avec ce cheminement intellectuel pointilleux qui fait la beauté du métier d'historien, comme le coup de pinceau fait la beauté du geste chez l'artiste. Mais je revois aussi ce professeur qui, tel un Dumbledore - la comparaison prête à sourire - à la barbe argentée et au regard pétillant, défendait les valeurs de son mode d'enseignement, menait sa recherche savante et son professorat avec brio et humanité. Proche de ses élèves, comme eux-mêmes en témoignent encore, il était ouvert à tout et à tous, curieux, dynamique, passionné et passionnant, et son souvenir est pour moi, qui l'ai si peu vu et entendu, fort émouvant.

Je repense aujourd'hui, face à ce qui n'est que memoria, à ce que je dois à cet homme parmi d'autres. Car oui, malgré le peu de temps et d'esprit qui m'aient lié à Yves Modéran, il m'a apporté beaucoup. Ses cours sur l'Afrique romaine de l'Antiquité tardive, alors que je travaillais plus spécialement sur la religion grecque, l'Anatolie, bien plus tôt dans l'histoire, bien plus à l'est, m'ont toutefois donné l'envie d'en savoir plus sur les derniers temps de l'Antiquité, et c'est ainsi que je me suis piqué de curiosité et peu à peu ouvert à l'empire romain, à ces temps tardifs, voulant faire du Modéran avec la modeste application qui est la mienne dans mon Anatolie gréco-romaine de fin d'Antiquité. Je me souviens être rentré chez moi après l'un de ses cours et avoir médité à ma fenêtre, dans une fin de journée bleu-orangé, sur ce que j'aimais en histoire, sur le type d'historien que je voulais être, sur les recherches que je voulais mener. J'ai souvenir de m'être un peu enflammé, m'imaginant déployer comme lui devant un auditoire passionné tous mes cheminements d'enquêteur, transcrire mes vieilles pierres, pleurer le "Naufrage de l'Antiquité", défendre les faits tels que les documents me les montrent, transmettre ce goût d'une histoire lointaine et en même temps si proche, que l'on n'aborde pas à la machette de l'idéologie mais avec la pince à épiler du scientifique, un bon verre d'humanité dans l'autre main.

Yves Modéran a une place dans ma vie qu'il n'a jamais, que personne, pas même moi jusqu'à présent, pu soupçonner. Il est triste que ce soit après cette perte considérable que je m'en rende compte, puisque jamais je ne pourrais rendre la pareille. Quoique, comme lui, ce que je dois à mes aînés, je pourrai peut-être, un jour, le transmettre aux jeunes pousses. Je le souhaite. Pour l'instant, je me recueille, je médite, comme ce jour où je rentrais d'un cours d'histoire au crépuscule. Celui d'Yves Modéran est passé, mais le soleil continue à briller.

Si vous souhaitez en connaître un peu plus sur le maître, je vous invite à lire l'émouvant hommage de ses collègues de l'Université de Caen.

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