mercredi 21 octobre 2009

Interpretationes

Ai lu l'article de Clifford Ando, historien anglo-saxon, sur l'"Interpretatio Romana" (Impact of Imperial Rome on Religions, Ritual and Religious Life in the Roman Empire..., publié à Leyde en 2006), et le propos rejoint en partie une discussion que j'ai eue hier soir avec une amie, donc j'ai plutôt envie de m'étendre sur le sujet... et hop! encore un peu de beurre sur la tartine!

Quid de l'interpretatio romana? Comme la graeca en grec, il s'agit théoriquement de l'identification faite par les Romains d'une divinité étrangère avec un membre de leur propre panthéon. Par exemple, ce brave César vadrouillant en Gaule, considère que les barbares ici présents vouent un culte particulièrement fort à Mercure. Entendez par là à Lug, mais César, précisément, ne dit pas Lug, il dit Mercure. Est-ce juste parce qu'il écrit à des Romains et que, pour qu'on comprenne ce qu'il baragouine, il utilise un nom latin comme traduction? ou bien est-ce parce qu'il considère vraiment que Lug et Mercure sont la même personne - je veux dire le même dieu? Tout cela ne va pas sans poser quelques problèmes...

Les historiens ont souvent considéré que ce phénomène d'interpretatio était essentiellement linguistique : on traduit, plus qu'on identifie. Lug est un nom barbare, utilisons un mot bien romain, siouplé!
Mais l'article que j'ai lu préfère défendre une idée moins réductrice.

D'abord, le fait de traduire une idée étrangère, dans le champs lexical de l'écrivain, est très ancien. Pline l'Ancien raconte que les druides considéraient le gui comme la chose la plus sacrée et qu'ils portaient lors de tous leurs rites les feuilles de l'arbre sur lequel poussait cette jolie boule parasite et toxique au demeurant. Du coup, ils se retrouvaient souvent paré de feuilles de chêne. Et c'est pour ça qu'on les appelle "druides", parce qu'en grec (et c'est en grec qu'on a commencé à parler des druides) le chêne se dit "dryes" (matez la jolie dryade). On ne dira jamais à quel point les Anciens se creusaient la cervelle pour bricoler des étymologies fascinantes, mais bon, le fait est qu'il y a bien là un cas sévère d'interpretatio graeca.

Le problème de la langue est courant dans l'Antiquité, est en fait, il traduit les différences culturelles entre les peuples. L'exemple fameux cité par l'article est celui des Grecs d'Etolie qui, vaincus militairement par les Romains, ont demandé au général vainqueur sa miséricorde, lui promettant leur "pistis" (foi, confiance, alliance) en signant le traité... mais en latin, pistis se traduit par fides, qui veut bien dire aussi foi, confiance, mais en fait d'alliance, une relation d'inférieur à un supérieur... voyant qu'ils se plantaient sur la dose d'épice dans la sauce, les Grecs sont allés dire au général romain qu'il leur faisait signer un traité contraire à leurs principes culturels et politiques typiquement grecs de liberté, lequel général leur a répondu froidement quelque chose qui veut dire à peu près : "ta gueule, si j'ai envie j't'écrase avec le pouce alors fais ton lit et couche-toi" ou "j'ai l'armée la plus forte, ta liberté tu t'la fous... à la grecque"...

Plus tard, bien plus tard, quand le grec avait à Rome la même teneur que l'anglais à Paname, c'est-à-dire la langue à la mode, l'internationale, celle que t'es ringard si tu sais pas dire what a fuck ou coca cola mac iphone coming out, l'empereur Tibère a demandé au sénat de ne parler que le latin à la curie, de remplacer le mot "emblèma" dans leurs sénatus-consultes par l'équivalent latin, façon "on dit pas e-mail, on dit message électronique". On est Romains bordel de merde.

L'ennui, encore, c'est que les mots grecs se traduisent pas en latin, ils s'approximatisent. Et j'vous parle pas des faux-amis. Quintilien, en parlant de "rhétorique" (un h derrière un r, y a que les Grecs pour réussir à aspirer un r...), trouve dégueulasse le mot latin oratoria, qui fait minable à côté de ce mot grec au sens riche et tellement plus poétique... Bref, tout ça pour dire que la linguistique est une calamité de tous les temps. Et que dire donc des dieux? Peut-on traduire un dieu d'une culture étrangère dans la nôtre? Peut-on faire du Macdo un Quick, sans que la sauce ait définitivement un autre goût (et des chiottes plus propres, souvent, mais passons)? Héra d'Argos est-elle Junon de Rome?

Dans la langue, c'est en fait facile. Mais dans l'image? Les statues de cultes ne se ressemblent pas. Les dieux ne sont même pas les mêmes d'un rituel à l'autre, d'une culture à l'autre, d'un temple à l'autre. Sarapis, ah! Sarapis, en Egypte, est vu par certains comme un Jupiter à cause de son pouvoir, un Osiris parce qu'égyptien, un Asclépios parce qu'on le représente avec le bâton au serpent... Qui peut prétendre voir dans l'égyptien Ammon, avec ses cornes, l'essence et la personnalité de Zeus avec sa foudre? L'identification a ses limites. Qu'Allah soit Yawhé, ca paraît évident - encore que... - sinon qu'Allah c'est de l'arabe et Yawhé de l'hébreu (au demeurant deux langues sémitiques, et avec un lien entre Allah et El), honorés par des rites différents, dans des cultures différentes.

Alors oui, quand on affirme qu'il n'y a qu'un dieu et que c'est celui-là le vrai, on peut être tenté de dire que de tous les côtés c'est bien le même qu'on voit, mais quand un dieu est censé se distinguer du reste d'un panthéon, que ces panthéons sont eux-mêmes diverses et qu'ils ne s'articulent pas de la même façon, que penser? Doit-on considérer qu'Ammon et Zeus sont d'une même essence, malgré leurs anthropomorphisations radicalement différentes, leurs attributs qui n'ont rien en commun (une oie pour l'un, un aigle pour l'autre), leurs places diverses dans leurs panthéons respectifs (Ammon n'a pas de père, Zeus a fait enchaîner le sien...), leurs rites différents, etc. Dans un sens, oui, si on considère leurs pouvoirs, ou plutôt le vis de leur numen, la force de leur essence... Tous deux sont maîtres du monde, leur essence est celle de dieux prépondérants, quasi absolus, des presque Allah-Yawhé, et leur force se ressent pareil, celle du pouvoir supérieur... Peu importe comment cette idée se traduit en images, actes, paroles, l'archétype est là, le reste n'est que langage pour exprimer en termes humains ce qui est par essence "surnaturel" et "surhumain".

Se manifeste alors la souplesse du polythéisme, qui fait qu'un même dieu n'est pas vénéré partout sous la même forme, avec des noms différents : ici Athéna est Poliade (de la cité), là elle est Calcheia (du bronze), mais ça reste Athéna quand à l'essence fondamentale. Dans l'Iliade, Héphaïstos est marié à une Grâce, dans l'Odyssée à Aphrodite, mais qu'importe? on n'exprime pas tout à fait la même chose, alors on joue sur les représentations comme on joue sur les mots.

On peut polémiquer sur les interpretationes. Pour moi César s'est un peu planté : Lug est certes patron du commerce, comme Mercure, mais avec nos connaissances d'aujourd'hui, qui dépendent d'une vraie linguistique et, il est vrai, de textes médiévaux que ne pouvait connaître César et grand bien lui en a fait, on sait que Lug a une essence solaire, que traduit sans doute son association au corbeau (voir les mythes de fondation de Lugdunum, Lyon) et ce comme Apollon.
Mais là encore, peu importe, si j'ose dire. On peut jouer sur les mots comme sur les dieux (et on joue même beaucoup avec), ce qu'on ne peut changer c'est leur essence, quand elle nous échappe, comme l'amour est l'amour et qu'on peut seulement l'interpréter en Désir (Eros), sexe (Aphrodite Pandémos) ou relation platonique (Aphrodite Ourania), voire tout ça ensemble. Qu'il soit éphémère ou éternel, illusoire ou passionnel. Le divin nous échappe en partie, le dieu, lui, est représentation. Il ne s'agit pas de croire (pourquoi se poser la question, si les choses sont, croire en elles ou non n'a aucun impact dessus), il s'agit de comprendre peut-être, d'exprimer sûrement.

L'interpretatio romana a un intérêt, c'est qu'elle n'est pas juste un phénomène linguistique, elle a surtout une résonnance culturelle. Il s'agit d'un moyen, dans l'empire romain d'alors, de négocier les différences culturelles. Toutes les complexités théologiques qui se profilent derrière sont affaire de théorie, de compréhension du numineux, c'est-à-dire du sens profond de la nature divine (on dira l'ontologie divine pour se la péter un peu), de l'essence divine... ce qui au fond est commun à tous et à toutes les cultures, puisqu'il s'agit des réalités fondamentales de notre monde et de la surnature.

Aujourd'hui, dans le paganisme contemporain avec tous ses travers, peut-on penser à des interpretationes qui, en respectant les figures divines historiques que nous ont léguées nos ancêtres, pour respecter leur culture (et là je vise carrément, mais méchamment, l'Hécate des wiccans), permettraient de jouer sur nos propres différences culturelles, plus affaire de choix que de génétique ou de généalogie (ou alors j'ai un chromosome grec qui me vient, c'est obligé, d'Alexandre le Grand lui-même), de les dépasser en les acceptant, ces différences, pour se concentrer sur le sens, l'essence, le fond des choses, le contenu du contenant, ce qu'il y a dans la boîte de Pandore ou sous la jupe de Vénus, et proposer, enfin, une conscience du monde qui permettrait de vivre content avec lui.

Yallah!

1 commentaire:

Funnyloves a dit…

Ah, j'aime beaucoup les considérations linguistiques.

Un autre petit article vraiment intéressant effectivement !